DOCERE

Claude Lévi-Strauss

« Il y a simultanément à l'œuvre, dans les sociétés humaines, des forces travaillant dans des directions opposées : les unes tendant au maintien et même à l'accentuation des particularismes ; les autres agissant dans le sens de la convergence et de l'affinité. L'étude du langage offre des exemples frappants de tels phénomènes : ainsi, en même temps que des langues de même origine ont tendance à se différencier les unes par rapport aux autres (tels : le russe, le français et l'anglais), des langues d'origines variées, mais parlées dans des territoires contigus, développent des caractères communs : par exemple, le russe s'est, à certains égards, différencié d'autres langues slaves pour se rapprocher, au moins par certains traits phonétiques, des langues finno-ougriennes et turques parlées dans son voisinage géographique immédiat. Quand on étudie de tels faits — et d'autres domaines de la civilisation, comme les institutions sociales, l'art, la religion, en fourniraient aisément de semblables — on en vient à se demander si les sociétés humaines ne se définissent pas, en égard à leurs relations mutuelles, par un certain optimum de diversité au-delà duquel elles ne sauraient aller, mais en dessous duquel elles ne peuvent, non plus, descendre sans danger. »

— Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, éd. Folio essais, p. 15

« L'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n'est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l'Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l'inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine. Dans les deux cas, on refuse d'admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit. »

— Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, éd. Folio essais, p. 19-20

« C'est dans la mesure même où l'on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l'on s'identifie le plus complètement avec celles qu'on essaye de nier. En refusant l'humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie. »

— Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, éd. Folio essais, p. 22

« La simple proclamation de l'égalité naturelle entre tous les hommes et de la fraternité qui doit les unir, sans distinction de races ou de cultures, a quelque chose de décevant pour l'esprit, parce qu'elle néglige une diversité de fait, qui s'impose à l'observation et dont il ne suffit pas de dire qu'elle n'affecte pas le fond du problème pour que l'on soit théoriquement et pratiquement autorisé à faire comme si elle n'existait pas. »

— Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, éd. Folio essais, p. 22

« Il est inutile de multiplier les exemples. Car les tentatives faites pour connaître la richesse et l'originalité des cultures humaines, et pour les réduire à l'état de répliques inégalement arriérées de la civilisation occidentale, se heurtent à une autre difficulté, qui est beaucoup plus profonde : en gros (et exception faite de l'Amérique, sur laquelle nous allons revenir), toutes les sociétés humaines ont derrière elles un passé qui est approximativement du même ordre de grandeur. Pour traiter certaines sociétés comme des « étapes » du développement de certaines autres, il faudrait admettre qu'alors que, pour ces dernières, il se passait quelque chose, pour celles-là il ne se passait rien — ou fort peu de choses —. Et en effet, on parle volontiers des « peuples sans histoire » (pour dire parfois que ce sont les plus heureux). Cette formule elliptique signifie seulement que leur histoire est et restera inconnue, mais non qu'elle n'existe pas. Pendant des dizaines et même des centaines de millénaires, là-bas aussi, il y a eu des hommes qui ont aimé, haï, souffert, inventé, combattu. En vérité, il n'existe pas de peuples enfants ; tous sont adultes, même ceux qui n'ont pas tenu le journal de leur enfance et de leur adolescence. »

— Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, éd. Folio essais, p. 32

« L'humanité en progrès ne ressemble guère à un personnage gravissant un escalier, ajoutant par chacun de ses mouvements une marche nouvelle à toutes celles dont la conquête lui est acquise ; elle évoque plutôt le joueur dont la chance est répartie sur plusieurs dés et qui, chaque fois qu'il les jette, les voit s'éparpiller sur le tapis, amenant autant de comptes différents. Ce que l'on gagne sur un, on est toujours exposé à le perdre sur l'autre, et c'est seulement de temps à autre que l'histoire est cumulative, c'est-à-dire que les comptes s'additionnent pour former une combinaison favorable. »

— Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, éd. Folio essais, p. 38-39

« L'Occident, maître des machines, témoigne de connaissances très élémentaires sur l'utilisation et les ressources de cette suprême machine qu'est le corps humain. Dans ce domaine au contraire, comme dans celui, connexe, des rapports entre le physique et le moral, l'Orient et l'Extrême-Orient possèdent sur lui une avance de plusieurs millénaires ; ils ont produit ces vastes sommes théoriques et pratiques que sont le yoga de l'Inde, les techniques du souffle chinoises ou la gymnastique viscérale des anciens Maoris. »

— Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, éd. Folio essais, p. 47

« La révolution scientifique et industrielle de l'Occident s'inscrit toute entière dans une période égale à un demi-millième environ de la vie écoulée de l'humanité. On peut donc se montrer prudent avant d'affirmer qu'elle est destinée à en changer totalement la signification. »

— Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, éd. Folio essais, p. 62

« Il n'y a donc pas de société cumulative en soi et par soi. L'histoire cumulative n'est pas la propriété de certaines races ou de certaines cultures qui se distingueraient ainsi des autres. Elle résulte de leur conduite plutôt que de leur nature. Elle exprime une certaine modalité d'existence des cultures qui n'est autre que leur manière d'être ensemble. En ce sens, on peut dire que l'histoire cumulative est la forme d'histoire caractéristique de ces super-organismes sociaux que constituent les groupes de sociétés, tandis que l'histoire stationnaire — si elle existait vraiment — serait la marque de ce genre de vie inférieur qui est celui des sociétés solitaires. »

— Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, éd. Folio essais, p. 73

« Les grandes révolutions que nous avons choisies comme illustration : néolithique et industrielle, se sont accompagnées, non seulement d'une diversification du corps social comme l'avait bien vu Spencer, mais aussi de l'instauration de statuts différentiels entre les groupes, surtout au point de vue économique. On a remarqué depuis longtemps que les découvertes néolithiques avaient rapidement entraîné une différenciation sociale, avec la naissance dans l'Orient ancien des grandes concentrations urbaines, l'apparition des Etats, des castes et des classes. La même observations'applique à la révolution industrielle, conditionnée par l'apparition d'un prolétariat et aboutissant à des formes nouvelles, et plus poussées, d'exploitation du travail humain. Jusqu'à présent, on avait tendance à traiter ces transformations sociales comme la conséquence des transformations techniques, à établir entre celles-ci et celles-là un rapport de cause à effet. Si notre interprétation est exacte, la relation de causalité (avec la succession temporelle qu'elle implique) doit être abandonnée — comme la science moderne tend d'ailleurs généralement à le faire — au profit d'une corrélation fonctionnelle entre les deux phénomènes. Remarquons au passage que la reconnaissance du fait que le progrès technique ait eu, pour corrélatif historique, le développement de l'exploitation de l'homme par l'homme peut nous inciter à une certaine discrétion dans les manifestations d'orgueil que nous inspire si volontiers le premier nommé de ces deux phénomènes. »

— Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, éd. Folio essais, p. 80-81

« Il ne peut y avoir exploitation qu'au sein d'une coalition : entre les deux groupes, dominant et dominé, existent des contacts et se produisent des échanges. À leur tour, et malgré la relation unilatérale qui les unit en apparence, ils doivent, consciemment ou inconsciemment, mettre en commun leurs mises, et progressivement les différences qui les opposent tendent à diminuer. Les améliorations sociales d'une part, l'accession graduelle des peuples colonisés à l'indépendance de l'autre, nous font assister au déroulement de ce phénomène ; et bien qu'il y ait encore beaucoup de chemin à parcourir dans ces deux directions, nous savons que les choses iront inévitablement dans ce sens. Peut-être, en vérité, faut-il interpréter comme une troisième solution l'apparition dans le monde de régimes politiques et sociaux antagonistes ; on peut concevoir qu'une diversification, se renouvelant chaque fois sur un autre plan, permette de maintenir indéfiniment, à travers des formes variables et qui ne cesseront jamais de surprendre les hommes, cet état de déséquilibre dont dépend la survie biologique et culturelle de l'humanité. »

— Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, éd. Folio essais, p. 82

« Ne jamais oublier qu'aucune fraction de l'humanité ne dispose de formules applicables à l'ensemble, et qu'une humanité confondue dans un genre de vie unique est inconcevable, parce que ce serait une humanité ossifiée. »

— Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, éd. Folio essais, p.83